Mai 1968

 

J'ai commencé mes études universitaires en octobre 1967 au centre Censier à Paris. Inscrit à un apprentissage supérieur de l'anglais, avec initiation à la langue suédoise, j'étais surpris par le nombre peu élevé d'heures de cours dispensés aux étudiants des disciplines littéraires tels que moi : il y avait peu de travaux dirigés et l'enseignement se faisait surtout sous forme de cours magistraux en amphithéâtre. On se sentait anonyme, comme noyé dans la masse.

Ce système au rabais n'incitait guère les étudiants au travail et j'ai donc vite pris l'habitude de rester au lit jusqu'à l'heure du déjeuner, ne fréquentant les couloirs du centre Censier que l'après-midi, sans avoir révisé la moindre leçon. Si les choses n'avaient pas changé, je n'aurais sans doute pas fait de vieux os dans l'enseignement supérieur, tant j'étais devenu bêtement paresseux.

Heureusement, les événements de mai 68 ont bouleversé la donne. Au cours du deuxième trimestre, j'ai senti que la tension montait dans le milieu étudiant. Alors que je somnolais à la bibliothèque du centre Censier entre deux cours, j'ai été le témoin un jour d'une violente attaque menée par de jeunes militants cagoulés d'extrême-droite de la faculté d'Assas, qui en quelques minutes ont brisé les panneaux vitrés du hall d'entrée du centre, frappant au hasard des étudiants de passage sous prétexte qu'ils fréquentaient un repaire de gauchistes.

Les événements de mai 68 ont débuté le vendredi rouge. J'écoutais ce jour-là la radio sur Europe 1 lorsque l'émission que je suivais a été interrompue pour faire place à un reportage, en direct, sur l'affrontement soudain des forces de police et de nombreux étudiants venus manifester leur colère à la Sorbonne. Mon père, le soir même, s'est alors exclamé dès son retour du travail : "Tu as vu ce que tes petits copains ont fait aujourd'hui ?". Vexé d'être ainsi pris à partie, alors que j'avais passé toute la journée à me prélasser à la maison, j'ai décidé de rejoindre mes petits copains sur le champ de bataille dès le lundi rouge suivant.

C'était le lundi 6 mai 1968. Je me suis contenté ce jour-là de défiler avec les manifestants, sans participer ensuite aux combats de rue, conscient que mes cinquante-huit kilos de l'époque ne me permettaient pas de faire le poids face à un policier grassouillet et moustachu. Quatre jours plus tard, alors que tout le Quartier latin s'apprêtait à vivre le soir-même une nuit de barricades, je me suis enfermé dans une cabine de Photomaton, à Paris, pour prendre plusieurs séries de portraits de moi, en chemise et en costume, posant pour la postérité.

Si j'ai pris autant de photos le 10 mai 1968, c'est que j'avais conscience que je vivais un moment historique et je voulais donc fixer par l'image l'aspect, encore propret, que j'avais gardé pendant les événements.

Ceux-ci m'ont marqué profondément et durablement car je suis passé en un seul mois d'une position politique d'opposition centriste, proche de celle qui était défendue par le journaliste Jean-Jacques Servan-Schreiber dans les colonnes du journal L'Express, comme le montre fort bien la série de photos où je fais la

moue aussi bien devant le journal Minute que devant le journal L'Humanité, à une posture politique résolument gauchiste à partir du mois de juin, comme l'illustre ensuite mon aspect de rebelle dans la

série de deux photos prises à Clacton-on-Sea en Angleterre, lors de mes vacances en juillet 1968. Par la suite, j'ai repris un aspect plus propret, à la fin des congés, mais je me suis laissé pousser durablement les cheveux sur les épaules, jusqu'à ce que je finisse par les perdre peu à peu.

Au cours des événements de mai 68, j'ai passé une nuit de veille avec mon frère puîné au centre Censier. Nous nous sommes contentés de laisser un petit mot à nos père et mère avant de quitter l'appartement : "Camarades parents, nous sommes partis soigner les blessés". En fait, nous avons passé la nuit au sein de l'équipe chargée de canaliser, dans les couloirs du centre Censier, tous les étudiants qui venaient prendre quelque repos sur place après avoir affronté la police dans les rues. C'est pendant cette veillée que j'ai vu Daniel Cohn-Bendit, l'un des trois porte-parole du mouvement de contestation avec Alain Geismar et Jacques Sauvageot. J'ai été très impressionné par sa voix de stentor qui lui a permis, du haut de l'amphithéâtre où il était entré soudain avec quelques fidèles, de couvrir la voix du jeune orateur communiste qui, assis derrière le bureau professoral situé en bas de l'amphithéâtre, exposait un credo révolutionnaire qui déplaisait fort à la figure emblématique du mouvement étudiant.

J'ai aussi profité de ce mois de révolte pour faire des emplettes dans la cour de la Sorbonne, transformée en véritable marché de la révolution. J'ai acheté ainsi plusieurs petits livres rouges écrits par le grand timonier Mao Tsé-Toung, que j'ai revendus en partie à mon oncle Auguste Fachaux qui voulait en distribuer à ses collègues ingénieurs. J'ai aussi acheté un grand portrait du dirigeant chinois et deux grandes affiches chinoises représentant des ouvriers et des paysans maoistes en armes, souvenirs que j'ai punaisés au-dessus de mon lit, à la place du crucifix, et qui effrayaient ma mère chaque fois qu'elle osait entrer dans ma chambre. Elle préférait voir un homme dénudé, cloué sur une croix.

Je savais que je vivais un moment exceptionnel. Pensant qu'il était donc de mon devoir de transmettre la mémoire des événements dont j'étais le témoin, j'ai fait en sorte de collectionner la plupart des tracts révolutionnaires que l'on distribuait dans les rues dépavées de Paris (voir BNF). J'en ai recueilli ainsi une bonne centaine, mais, quand il m'a fallu faire le tri des papiers que je devais conserver lorsque j'ai déménagé de Paris pour m'installer avec mes père et mère à Aubervilliers, en juillet 1969, j'ai considéré malheureusement que ces documents, encore trop récents, ne m'étaient pas indispensables. Je les ai jetés à la poubelle, tout comme le superbe portrait de Mao-Tsé-Toung et les deux grandes affiches chinoises qui l'entouraient.

Sur le plan des études, les événements de mai 68 m'ont été profitables. Tout d'abord, je suis passé automatiquement en deuxième année, alors que mes résultats universitaires en première année étaient insuffisants. Le mouvement contestataire des étudiants a par ailleurs contraint le général de Gaulle et son gouvernement à entreprendre enfin, et rapidement, une réforme ambitieuse de l'enseignement supérieur, avec beaucoup plus de travaux dirigés et moins de cours magistraux. Même si les facultés n'ont rouvert leurs portes à Paris qu'en janvier 1969, après huit mois de fermeture, j'ai été porté par l'enthousiasme général et me suis mis à travailler enfin sérieusement. Ayant opté pour les cours du soir, où les étudiants étaient plus âgés et moins nombreux par classe, je disposais chaque jour de toute la journée pour préparer mes leçons. Bref, je suis devenu un bon étudiant, grâce aux acquis salutaires de mai 68.